Uranium français et combinats russes

Évaluation de la Dépendance Française vis-à-vis du Complexe Nucléaire Russe pour l'Approvisionnement en Uranium

(Rapport d'Analyse Sectorielle)

1. Résumé Exécutif

Ce rapport évalue la dépendance de la France vis-à-vis des entités nucléaires russes contrôlées par l'État, notamment Rosatom, sa filiale commerciale Tenex, et quatre combinats majeurs (SKhK, UEKhK, EKhZ, AEKhK), pour son approvisionnement en uranium. L'analyse couvre l'origine de l'uranium naturel, les services de conversion, d'enrichissement (mesurés en Unités de Travail de Séparation - UTS), et le traitement de l'uranium de retraitement (URT).

Les conclusions principales indiquent une dépendance française significative et multidimensionnelle. Concernant les services d'enrichissement, bien que la France dispose d'une capacité nationale via Orano, une part substantielle de ses besoins, estimée dans la fourchette de 25% à 35% ces dernières années, est satisfaite par Rosatom/Tenex, issue de la capacité combinée des quatre combinats russes. Pour l'uranium naturel, près de la moitié des importations françaises provient du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan.1 Bien que non directement extraite par la Russie, cette part est soumise à une influence russe potentielle via des accords commerciaux, des co-entreprises et le contrôle historique des routes de transit, une situation qui soulève des questions de sécurité d'approvisionnement. Un point de dépendance particulièrement critique concerne le traitement de l'URT français, une étape clé de la stratégie de cycle fermé d'EDF, qui est historiquement confiée au combinat spécifique de SKhK à Seversk.1

Globalement, une proportion notable, bien que difficile à quantifier avec une précision absolue, de l'uranium utilisé en France transite par le complexe nucléaire russe à une étape ou une autre de son cycle. Cette dépendance expose la France à des risques géopolitiques, de sécurité d'approvisionnement, de volatilité des prix, ainsi qu'à des considérations éthiques et réputationnelles liées aux activités et à l'historique de certaines installations russes, notamment SKhK. La réduction de cette dépendance représente un défi stratégique majeur, nécessitant des investissements conséquents dans les capacités occidentales, la sécurisation de routes alternatives et potentiellement des arbitrages économiques et politiques complexes.

2. Introduction

2.1 Contexte

La France se distingue par sa forte dépendance à l'énergie nucléaire, qui assure une part prépondérante de sa production d'électricité et constitue un pilier de sa stratégie d'indépendance énergétique et de décarbonation.1 La stabilité et la sécurité de la chaîne d'approvisionnement en combustible nucléaire sont donc d'une importance capitale pour le pays. Cette chaîne complexe implique plusieurs étapes industrielles, de l'extraction de l'uranium naturel à la fabrication du combustible final.

2.2 Problématique

Dans ce contexte, la question centrale de ce rapport est d'évaluer la mesure dans laquelle la France dépend des entités nucléaires contrôlées par l'État russe pour l'uranium utilisé dans ses réacteurs nucléaires, exploités majoritairement par Électricité de France (EDF). Plus spécifiquement, l'analyse se concentre sur le rôle de Rosatom, la corporation d'État russe pour l'énergie atomique, de sa filiale commerciale internationale Techsnabexport (Tenex), et de quatre de ses principaux combinats industriels : le Combinat Chimique de Sibérie (SKhK) à Seversk, le Combinat Électrochimique de l'Oural (UEKhK) à Novouralsk, l'Usine Électrochimique (EKhZ) à Zelenogorsk, et le Combinat Électrochimique et Chimique d'Angarsk (AEKhK) à Angarsk.5

2.3 Portée et Méthodologie

L'analyse porte sur les étapes clés du cycle du combustible nucléaire : l'approvisionnement en uranium naturel (en particulier les flux potentiellement influencés par la Russie depuis l'Asie Centrale), les services de conversion de l'uranium en hexafluorure d'uranium (UF6), les services d'enrichissement de l'uranium (mesurés en Unités de Travail de Séparation - UTS ou SWU en anglais), et le traitement spécifique de l'uranium de retraitement (URT) issu du combustible usé français. L'étude s'efforce d'utiliser les données les plus récentes disponibles (idéalement sur les 1 à 3 dernières années) et s'appuie sur une diversité de sources, incluant des rapports officiels (gouvernementaux, agences spécialisées), des données d'organisations industrielles (World Nuclear Association - WNA, Euratom Supply Agency - ESA), des analyses sectorielles, des publications d'ONG, et des informations publiques des entreprises concernées. L'objectif est de fournir une estimation quantitative de la dépendance lorsque les données le permettent, tout en reconnaissant explicitement les limites et les incertitudes inhérentes à la disponibilité et à la granularité des informations commerciales et stratégiques.

2.4 Pertinence

La pertinence de cette évaluation s'est accrue de manière significative dans le contexte géopolitique récent, notamment suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022. Cet événement a intensifié les débats au sein des pays occidentaux sur leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et a conduit à des discussions sur d'éventuelles sanctions ou mesures de diversification des approvisionnements, y compris dans le secteur nucléaire.7 Comprendre précisément la nature et l'étendue de la dépendance française vis-à-vis du complexe nucléaire russe est donc essentiel pour éclairer les décisions politiques et stratégiques en matière d'énergie et de sécurité nationale.

3. Besoins du Cycle du Combustible Nucléaire Français

3.1 Vue d'ensemble

Le parc nucléaire français, exploité principalement par EDF, est l'un des plus importants au monde. Il nécessite des quantités substantielles de combustible chaque année. Bien que les chiffres exacts varient légèrement d'une année à l'autre en fonction du taux d'utilisation des réacteurs et des stratégies de gestion du combustible, les ordres de grandeur annuels sont considérables. Ils se chiffrent typiquement en milliers de tonnes d'uranium naturel (U), nécessitant des services de conversion équivalents pour produire de l'hexafluorure d'uranium (UF6), et plusieurs millions d'Unités de Travail de Séparation (UTS) pour l'enrichissement de cet UF6 au niveau requis pour les réacteurs à eau pressurisée (REP) français. La dernière étape, la fabrication des assemblages de combustible, est largement réalisée en France.

3.2 Diversité de la Chaîne d'Approvisionnement (Sources Non-Russes)

Pour répondre à ces besoins considérables, la France s'appuie sur une chaîne d'approvisionnement diversifiée, impliquant des acteurs majeurs non-russes à différentes étapes :

L'existence de ces acteurs occidentaux majeurs, notamment Orano en France même, démontre que des alternatives technologiques et industrielles aux fournisseurs russes existent à chaque étape clé. Cependant, la part de marché réelle détenue par les entreprises russes, en particulier dans l'enrichissement, suggère que d'autres facteurs entrent en jeu. La dynamique du marché, les capacités de production disponibles, les considérations de coût et, de manière cruciale, les contrats d'approvisionnement à long terme façonnent les flux réels de matières et de services nucléaires. La simple existence d'une alternative domestique ou alliée ne signifie pas une absence de dépendance vis-à-vis d'autres fournisseurs si ces derniers offrent des avantages économiques ou des capacités spécifiques difficiles à égaler rapidement par les concurrents.

4. Analyse de la Dépendance Française vis-à-vis des Services Nucléaires Russes

4.1 Services d'Enrichissement (UTS)

Fournisseur/Source

Part Estimée des Besoins Français (en % UTS)

Notes

Rosatom/Tenex (Russie)

25% - 35%

Capacité issue des combinats UEKhK, EKhZ, SKhK, AEKhK. Inclut potentiellement l'enrichissement URT.

Orano (France)

50% - 65% (estimation)

Capacité domestique (Georges Besse II).

Urenco (Europe/USA)

5% - 15% (estimation)

Importations potentielles depuis les usines européennes ou américaines d'Urenco.

Autres

< 5%

Contributions marginales possibles d'autres sources.




*Sources : Estimations basées sur les données agrégées de l'UE [10, 11], les capacités de production connues [3, 19], les analyses sectorielles [1, 15] et les données financières.[11] Les chiffres exacts sont sujets à la confidentialité des contrats commerciaux.*

Le fait que la France continue d'importer une part substantielle de ses services d'enrichissement de Russie malgré la présence d'Orano sur son territoire suggère une combinaison de facteurs. Il peut s'agir de contraintes de capacité chez Orano pour couvrir 100% des besoins nationaux tout en servant ses autres clients internationaux, des avantages de coût offerts par Rosatom/Tenex grâce à leurs économies d'échelle et leur technologie 8, de la nécessité d'accéder à des services spécifiques comme l'enrichissement de l'URT fourni par SKhK 1, ou simplement de l'effet des contrats à long terme signés antérieurement.8 La capacité massive de la Russie 3 rend difficile son remplacement rapide sur le marché mondial, ce qui a un impact indirect sur la France même si elle cherchait à diversifier ses propres approvisionnements directs.10 Cette situation indique que la dépendance française n'est pas uniquement due à un manque d'alternatives technologiques, mais résulte d'un mélange complexe de rationalité économique, de besoins techniques spécifiques et des réalités d'un marché mondial dominé par la capacité russe. Toute stratégie de diversification nécessiterait donc non seulement une volonté politique, mais aussi des investissements significatifs dans les capacités occidentales et potentiellement l'acceptation de coûts plus élevés ou de solutions techniques différentes.

4.2 Importations d'Uranium Naturel

Pays d'Origine

Part Estimée des Importations Françaises (% en masse U)

Notes

Kazakhstan

20% - 30%

Fournisseur majeur ; flux potentiellement soumis à l'influence/transit russe.

Ouzbékistan

15% - 25%

Fournisseur majeur ; flux potentiellement soumis à l'influence/transit russe.

Niger

10% - 20%

Fournisseur historique important ; instabilité politique récente.

Canada

10% - 20%

Fournisseur stable et allié.

Australie

10% - 15%

Fournisseur stable et allié.

Namibie

5% - 10%

Autre fournisseur africain.

Russie

< 5%

Importations directes de minerai russe marginales par rapport aux services (enrichissement).

Autres

< 5%

Contributions mineures d'autres pays.




*Sources : Données de l'Agence d'Approvisionnement d'Euratom (ESA), Ministère de la Transition Écologique (France), Douanes Françaises (si disponibles), World Nuclear Association (WNA), analyses sectorielles.[1] Les parts exactes fluctuent annuellement.*

La dépendance de la France en matière d'uranium naturel vis-à-vis de la Russie est donc principalement indirecte. Elle ne réside pas tant dans l'origine minière directe (la Russie extrait peu elle-même par rapport aux besoins français 10) que dans l'influence potentielle que Rosatom peut exercer sur les producteurs majeurs d'Asie Centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan) et sur les voies logistiques traditionnelles. La forte concentration des approvisionnements français sur ces deux pays 1 rend la France particulièrement vulnérable à toute perturbation ou manipulation de ces flux où la Russie détiendrait un levier. La recherche active de routes alternatives 13 témoigne de la prise de conscience de cette vulnérabilité par les acteurs du marché. Pour la France, la diversification ne doit donc pas seulement considérer le pays d'origine du minerai, mais aussi la route empruntée et les intermédiaires commerciaux impliqués, complexifiant ainsi le défi de la résilience de la chaîne d'approvisionnement.

4.3 Gestion de l'Uranium de Retraitement (URT)

Cette dépendance spécifique pour le traitement de l'URT met en lumière une vulnérabilité particulière pour la France. Elle repose sur une capacité technique très spécifique localisée dans une unique installation russe (SKhK) 1, essentielle à la mise en œuvre de sa stratégie de cycle du combustible. La perte de cet accès forcerait la France à des choix difficiles : stocker l'URT sur le long terme (ce qui contredirait l'objectif de recyclage), investir massivement et sur plusieurs années dans une capacité nationale de ré-enrichissement d'URT, ou revoir fondamentalement sa stratégie de gestion du combustible usé. De plus, cette dépendance lie la politique énergétique française à un site dont l'historique environnemental et sécuritaire est critiqué 31, créant un risque réputationnel et éthique. L'importance stratégique de ce flux pourrait donc dépasser son importance purement volumétrique.

5. Profil des Entités Nucléaires Russes Pertinentes

5.1 Corporation d'État pour l'Énergie Atomique Rosatom

5.2 JSC Techsnabexport (Tenex)

5.3 Les Quatre Combinats

Le profilage de ces entités met en évidence l'échelle industrielle, la spécialisation et l'interconnexion au sein du complexe nucléaire russe. Le rôle unique de SKhK dans l'enrichissement de l'URT 1 en fait un nœud critique spécifique pour les besoins français. Les autres combinats (UEKhK, EKhZ, AEKhK) contribuent massivement à la capacité globale d'enrichissement qui alimente le marché mondial, y compris la France, via Tenex.3 Comprendre non seulement les fonctions mais aussi le contexte documenté en matière de sûreté, d'environnement et potentiellement de conditions de travail 61 associé à ces sites spécifiques ajoute une dimension de risque essentielle à l'analyse de la dépendance. La dépendance ne se fait pas seulement vis-à-vis de "la Russie" ou de "Rosatom", mais d'un réseau d'installations spécifiques, chacune avec ses capacités et son profil de risque. La dépendance vis-à-vis de SKhK pour l'URT est particulièrement concentrée sur un site à l'histoire controversée. L'évaluation des risques pour la France doit donc tenir compte non seulement des facteurs géopolitiques, mais aussi du contexte opérationnel et historique spécifique des installations russes impliquées dans sa chaîne d'approvisionnement.

6. Perspectives Officielles et Sectorielles sur la Dépendance

La confrontation de ces différentes perspectives – gouvernementale, européenne, internationale, industrielle et non gouvernementale – permet d'obtenir une image plus complète et nuancée de la dépendance française. Les données officielles et industrielles fournissent la trame quantitative, tandis que les déclarations politiques révèlent les intentions (ou leur absence). Les analyses des ONG soulignent les risques spécifiques, souvent liés à l'environnement, la sûreté ou l'éthique, qui peuvent être associés à certaines sources d'approvisionnement. Une évaluation experte se doit d'intégrer ces différents éclairages de manière critique pour appréhender la complexité de la situation.

7. Évaluation Globale de la Dépendance Française vis-à-vis du Complexe Nucléaire Russe

Cette dépendance globale est donc systémique, touchant plusieurs maillons essentiels de la chaîne d'approvisionnement en combustible nucléaire français, et concentrée au sein d'entités contrôlées par l'État russe.

8. Conclusion et Implications Stratégiques

En définitive, la dépendance de la France vis-à-vis du complexe nucléaire russe constitue un dilemme stratégique complexe, où se mêlent impératifs de sécurité énergétique, considérations économiques, alignements géopolitiques et préoccupations éthiques. La réduction de cette dépendance est un objectif souhaitable pour renforcer la souveraineté et la résilience énergétiques, mais elle représente un effort de longue haleine qui exigera une volonté politique soutenue, des investissements financiers considérables, une coopération internationale renforcée et l'acceptation potentielle de coûts plus élevés pour le combustible nucléaire à moyen terme. La vulnérabilité spécifique liée au traitement de l'URT à Seversk nécessite une attention et une réponse particulièrement ciblées.

Sources des citations