Darwin, Descartes et leurs récupérations

La Trahison des Origines : Une Analyse Exhaustive de la Dénaturation des Pensées de Darwin et Descartes par le Darwinisme et le Cartésianisme

Introduction Générale

L'histoire de la philosophie et des sciences est, pour une large part, une histoire de malentendus féconds. Il existe un abîme sémantique et conceptuel entre la pensée d'un auteur fondateur et le mouvement intellectuel qui, par la suite, se revendique de son nom. Ce phénomène, que l'on pourrait qualifier de "paradoxe du fondateur", pose une question fondamentale sur la nature de la transmission des idées : la constitution d'une doctrine (« -isme ») exige-t-elle nécessairement la trahison de l'auteur original?

Le présent rapport de recherche se propose d'examiner cette problématique à travers deux études de cas paradigmatiques : la relation entre René Descartes et le cartésianisme, et celle entre Charles Darwin et le darwinisme. La requête initiale, "Étudier si Darwin était darwiniste et si Descartes était cartésien", invite à une déconstruction rigoureuse des orthodoxies établies. Elle suggère que les "mouvements" intellectuels ne sont pas de simples continuations fidèles, mais des reconstructions sociologiques et idéologiques qui récupèrent, filtrent et souvent dénaturent la pensée originelle pour servir des impératifs institutionnels, politiques ou polémiques.

Pour mener à bien cette analyse, nous adopterons une approche méthodologique double. D'une part, une analyse historiographique et textuelle stricte, confrontant les écrits canoniques et la correspondance privée des auteurs aux dogmes de leurs successeurs. D'autre part, une analyse sociologique s'appuyant sur les théories de Pierre Bourdieu (le champ intellectuel), de Max Weber (la routinisation du charisme) et de Robert Escarpit (la trahison créatrice), afin de comprendre les mécanismes structurels de cette dénaturation.

Ce document, exhaustif dans son détail et riche en perspectives analytiques, démontrera que ni Descartes ni Darwin n'adhéraient aux systèmes clos que l'histoire a érigés en leur nom. Plus encore, il établira que cette disjonction n'est pas accidentelle, mais constitutive de la formation de tout mouvement intellectuel majeur.

Partie I : René Descartes et l'Illusion du Cartésianisme

La figure de René Descartes domine la philosophie moderne. Le terme "cartésien" est devenu, dans le langage courant comme académique, synonyme de rigueur méthodique, de dualisme strict entre l'âme et le corps, et d'une vision mécaniste du monde vivant. Pourtant, une analyse approfondie des textes, et notamment de la correspondance de Descartes, révèle un penseur bien plus nuancé, hésitant et pragmatique que le "cartésianisme" rigide qui lui a succédé.

1.1 La Querelle de l'Union : Le Dualisme contre la Vie

Le pilier central du cartésianisme est le dualisme des substances : la distinction réelle (distinctio realis) entre la res cogitans (la chose pensante, l'esprit) et la res extensa (la chose étendue, le corps). Les manuels de philosophie présentent traditionnellement cette distinction comme une rupture radicale interdisant toute interaction conceptuelle claire, menant au célèbre "problème de l'interaction" soulevé par les contemporains de Descartes et ses critiques ultérieurs.

Cependant, réduire Descartes à ce dualisme strict est une simplification qui ignore sa propre conception de l'existence humaine. La correspondance de Descartes avec la princesse Élisabeth de Bohême offre une perspective cruciale, souvent occultée par les commentateurs focalisés sur les Méditations Métaphysiques.

La Troisième Notion Primitive

Dans sa lettre du 21 mai 1643 à Élisabeth, Descartes répond aux inquiétudes de la princesse sur la manière dont l'âme immatérielle peut mouvoir le corps matériel. Loin de s'enfermer dans un rationalisme abstrait, Descartes introduit la notion de "l'union" de l'âme et du corps comme une "troisième notion primitive".1 Il distingue trois types de notions primitives :

Descartes explique que si l'entendement pur conçoit l'âme et le corps comme distincts, c'est la "vie" et l'expérience quotidienne qui nous les font concevoir comme unis. Il écrit explicitement que pour comprendre l'union, il faut cesser de méditer philosophiquement et se fier aux sens et à l'usage de la vie.2 Cette admission est stupéfiante pour un "rationaliste" supposé : Descartes conseille à Élisabeth de ne pas être "trop philosophe" et d'accepter l'union comme un fait vécu, irréductible à l'analyse logique pure.

La Trahison des Occasionnalistes

Les successeurs de Descartes, les "cartésiens" tels que Malebranche, Geulincx et La Forge, ont été incapables d'accepter cette ambiguïté pragmatique. Pour eux, imprégnés d'une exigence de cohérence logique absolue et souvent guidés par des préoccupations théologiques, l'interaction entre deux substances hétérogènes était un scandale logique.

Ils ont donc radicalisé le dualisme de Descartes en développant l'Occasionnalisme : la théorie selon laquelle aucune créature finie n'a de causalité réelle. Selon cette doctrine, lorsque je veux lever le bras, ce n'est pas mon esprit qui bouge mon corps, mais Dieu qui, à l'occasion de ma volition, déplace mon bras.3 Cette solution, qui sauve le dualisme au prix d'une intervention divine permanente, est totalement absente des textes de Descartes. Ce dernier parlait volontiers d'interaction causale directe, utilisant des analogies mécaniques mais sans recourir au miracle perpétuel. Le "cartésianisme" a donc sauvé le système (la distinction des substances) en sacrifiant l'anthropologie du fondateur (l'homme comme union substantielle).

1.2 L'Affaire Regius : Le Premier "Cartésien" Désavoué

L'exemple le plus frappant de la distance entre Descartes et ses disciples est sans doute l'affaire Henricus Regius (Henri Le Roy). Professeur de médecine à l'Université d'Utrecht, Regius fut l'un des premiers universitaires à enseigner la physique de Descartes et à défendre ses idées contre les attaques des théologiens scolastiques comme Gisbertus Voetius.4

À première vue, Regius était le disciple parfait, le soldat de la nouvelle philosophie en terre néerlandaise. Pourtant, une rupture violente éclata entre le maître et le disciple, culminant avec le désaveu public de Regius par Descartes dans la préface des Principes de la Philosophie (1647).6

Les Raisons du Schisme

Pourquoi Descartes a-t-il rejeté son plus fervent partisan? La réponse réside dans la dénaturation de la méthode. Regius, médecin pragmatique, s'intéressait à la physique mécaniste de Descartes mais rejetait ses fondements métaphysiques.

Descartes écrivit que Regius avait "mal transcrit" ses idées et "changé l'ordre" des vérités.6 Ce conflit illustre parfaitement le mécanisme de dénaturation : le mouvement (Regius) cherche à instrumentaliser les résultats scientifiques du fondateur tout en s'affranchissant de l'architecture philosophique qui les justifiait. Regius était "cartésien" dans sa physique, mais anti-cartésien dans sa métaphysique, ce que Descartes ne pouvait tolérer.

1.3 La Bête-Machine : Nuance du Maître, Dogme des Disciples

Une autre pierre d'achoppement majeure est la théorie de l'animal-machine. Dans la vulgate cartésienne, Descartes est celui qui a réduit les animaux à des horloges, niant qu'ils puissent ressentir la moindre douleur, ce qui aurait légitimé, selon la légende noire, la vivisection sans remords à Port-Royal.8

Analyse Textuelle : Pensée vs Sentiment

L'examen des textes montre une réalité plus complexe. Dans sa lettre au Marquis de Newcastle (23 novembre 1646), Descartes argumente que les animaux ne pensent pas.9 Sa preuve principale est linguistique : aucun animal, aussi parfait soit-il, ne peut composer des signes pour exprimer des pensées abstraites, alors que le plus stupide des hommes le peut.

Cependant, nier la pensée (cogitatio - conscience réflexive) n'est pas nier le sentiment (sensus). Descartes admet que les animaux ont des sens et qu'ils agissent par des passions (peur, espoir, joie).11 Mais pour Descartes, ces passions chez l'animal sont purement mécaniques et corporelles, dénuées de la conscience réflexive "je sais que je sens".

Le glissement s'est opéré chez les successeurs. Nicolas Malebranche et les logiciens de Port-Royal ont durci cette position épistémologique ("nous ne pouvons prouver qu'ils pensent") en une affirmation ontologique et morale ("ils ne sentent rien, ce sont des machines, donc nous pouvons les détruire").

Cette radicalisation servait un but précis : absoudre les scientifiques chrétiens du péché de cruauté. Si l'animal ne sent pas, la vivisection n'est pas un crime. Le dogme cartésien a ici, encore une fois, outrepassé la prudence du fondateur pour servir les besoins pratiques de la nouvelle science.14

1.4 La Dérive Occasionnaliste et la "Scolastisation" du Cartésianisme

Paradoxalement, alors que Descartes s'était battu toute sa vie contre la scolastique aristotélicienne, le cartésianisme est devenu, dès la fin du XVIIe siècle, une nouvelle scolastique. Dans les universités néerlandaises et françaises, on s'est mis à enseigner Descartes avec le même dogmatisme que l'on enseignait Aristote.

La philosophie de Descartes, qui était une méthode de doute et de recherche personnelle ("Je pense"), s'est transformée en un corpus de réponses toutes faites sur le monde. Les débats infinis sur la nature de l'Eucharistie dans le système cartésien (comment le pain peut-il devenir le corps du Christ si l'essence de la matière est l'étendue?) montrent comment le mouvement a entraîné la pensée de Descartes sur des terrains théologiques qu'il avait soigneusement évités.

Les occasionnalistes comme La Forge ou Cordemoy ont tenté de "boucler" le système. Là où Descartes acceptait des zones d'ombre (comme l'union âme-corps), les cartésiens exigeaient une lumière totale, quitte à invoquer Dieu (le Deus ex machina) à chaque mouvement de paupière. En voulant rendre le cartésianisme parfaitement cohérent, ils l'ont rendu théocentrique, alors que la démarche de Descartes était anthropocentrique (partant du sujet pensant).

Partie II : Charles Darwin et l'Invention du Darwinisme

Si Descartes a été trahi par une radicalisation métaphysique, Charles Darwin a été trahi par une simplification biologique et une instrumentalisation sociopolitique. Le "darwinisme", tel qu'il est compris aujourd'hui (néo-darwinisme ou Synthèse Moderne), et tel qu'il a été compris au XIXe siècle (darwinisme social), repose sur des piliers que Darwin lui-même avait rejetés ou nuancés.

2.1 La Trahison Sémantique : "La Survivance du Plus Apte"

L'un des mythes les plus tenaces est que Darwin a inventé le concept de "survie du plus apte" (survival of the fittest) pour décrire sa théorie. En réalité, cette expression est due au philosophe et sociologue Herbert Spencer, figure de proue du libéralisme victorien.15

L'Adoption sous Influence

Dans la première édition de L'Origine des espèces (1859), Darwin utilise exclusivement le terme "Sélection Naturelle". Ce choix de mots était métaphorique, établissant un parallèle avec la sélection artificielle pratiquée par les éleveurs. Cependant, ses contemporains, y compris son co-découvreur Alfred Russel Wallace, critiquèrent ce terme car il semblait impliquer un "Sélecteur" conscient (Dieu ou la Nature personnifiée).18

Sous la pression de Wallace, Darwin introduisit l'expression de Spencer dans la cinquième édition de 1869. Ce fut une erreur tactique majeure.

2.2 Le Conflit Biologique : Pangénèse contre Weismannisme

Pour un biologiste moderne, être "darwiniste" signifie accepter la sélection naturelle et rejeter l'hérédité des caractères acquis (lamarckisme). Or, Charles Darwin était, techniquement, un lamarckien. C'est ici que la distinction entre "Darwin" et le "néo-darwinisme" est la plus flagrante et la plus scientifique.20

L'Hypothèse de la Pangénèse

Conscient que sa théorie de la sélection naturelle manquait d'un mécanisme d'hérédité (la génétique mendélienne n'étant pas encore connue), Darwin proposa en 1868 l'hypothèse de la "Pangénèse" provisoire dans The Variation of Animals and Plants under Domestication.

Selon cette théorie, chaque cellule du corps émet de minuscules particules appelées "gemmules" qui circulent dans le sang et s'accumulent dans les organes reproducteurs.21

Cette théorie impliquait que si un animal renforçait un muscle par l'exercice ou subissait une modification due à l'environnement, les cellules modifiées émettraient des gemmules modifiées. Ainsi, les caractères acquis pouvaient être transmis. Darwin défendit vigoureusement cette idée, même face aux expériences contraires de son cousin Francis Galton (qui transfusa du sang de lapins de couleurs différentes sans observer de changement dans la progéniture).23

La Barrière de Weismann

Le "darwinisme" moderne s'est construit contre la Pangénèse. À la fin du XIXe siècle, August Weismann formula la théorie du plasma germinatif et la "barrière de Weismann", stipulant que l'information génétique ne circule que des cellules germinales (spermatozoïdes/ovules) vers les cellules somatiques (corps), et jamais l'inverse.21

Le néo-darwinisme est donc l'union de la sélection naturelle de Darwin et de la génétique mendélienne, mais il rejette formellement la théorie de l'hérédité de Darwin. Dire "Darwin avait raison" aujourd'hui, c'est en réalité dire "Darwin avait raison sur la sélection, mais tort sur la manière dont l'évolution fonctionne au niveau cellulaire". Le mouvement a dû amputer le fondateur d'une partie majeure de son œuvre pour la rendre scientifiquement viable.

2.3 Le Mirage du "Darwinisme Social" et l'Éclipse de la Sympathie

Le terme "Darwinisme Social" est une construction péjorative, popularisée tardivement par l'historien Richard Hofstadter en 1944.19 Il désigne l'application des principes de lutte pour la vie à la société humaine : eugénisme, racisme, ultralibéralisme. La question est de savoir si Darwin était lui-même un darwiniste social.

L'Ambiguïté de "La Filiation de l'Homme"

Dans La Filiation de l'Homme (1871), Darwin aborde frontalement l'évolution humaine. Ses écrits contiennent indéniablement des traces de préjugés victoriens sur la hiérarchie des races.27 Cependant, le cœur de son argumentation sur le succès évolutif de l'humanité repose sur les "instincts sociaux" et la "sympathie".19

Darwin écrit que les tribus dont les membres étaient les plus enclins à s'entraider, à se sacrifier les uns pour les autres, triompheraient des autres tribus. Pour Darwin, l'évolution morale, qui conduit à protéger les faibles (les malades, les pauvres), est un aboutissement noble de l'évolution, même si elle semble contrarier la sélection naturelle brute.

Il s'oppose explicitement aux mesures eugénistes radicales proposées par Galton, les qualifiant d'utopiques 28, et affirme que négliger les faibles serait un "mal certain" au nom d'un "bien contingent".29

La Radicalisation Eugéniste

Le mouvement "darwiniste", sous l'impulsion de Galton et plus tard des eugénistes américains et allemands, a ignoré cette dialectique de la sympathie pour ne retenir que la purification de la race. Galton, obsédé par la quantification de l'intelligence, a transformé les observations biologiques de son cousin en un programme politique normatif.30 Là où Darwin voyait une tragédie inévitable (la lutte), le darwinisme social a vu une prescription morale (il faut éliminer les inaptes).

2.4 L'Appropriation Idéologique : De Haeckel aux Nouveaux Athées

La réception du darwinisme a été marquée par des phénomènes de "trahison créatrice" particulièrement intenses, notamment en Allemagne avec Ernst Haeckel et aujourd'hui avec le mouvement du "Nouvel Athéisme".

Haeckel et le Monisme

Ernst Haeckel fut le "Bulldog" de Darwin en Allemagne. Mais le darwinisme qu'il a propagé était très différent de celui de Darwin. Haeckel a intégré l'évolution dans une philosophie "Moniste" (unité de l'esprit et de la matière) teintée de romantisme allemand et de panthéisme.32

Pour Haeckel, l'évolution était un progrès vers la perfection, une vision téléologique que Darwin rejetait (pour Darwin, l'évolution n'a pas de but). Haeckel a également falsifié des dessins d'embryons pour prouver sa théorie de la récapitulation ("l'ontogenèse récapitule la phylogenèse"), une idée que Darwin trouvait séduisante mais que Haeckel a érigée en loi absolue.34 Le "Haeckélisme" a pavé la voie à une interprétation raciale et déterministe de la biologie qui a nourri les idéologies totalitaires du XXe siècle, un héritage lourd que Darwin n'aurait probablement pas reconnu.

Les Nouveaux Athées (New Atheism)

Au XXIe siècle, des figures comme Richard Dawkins ou Christopher Hitchens utilisent Darwin comme bélier contre la religion.36 Ils présentent l'évolution comme la preuve définitive de l'inexistence de Dieu.

Pourtant, Darwin se définissait comme "agnostique" dans ses dernières années. Il écrivait dans sa correspondance qu'il était impossible de concevoir que cet univers immense et merveilleux soit le fruit du hasard (ce qui le rapprochait du théisme), tout en admettant que la souffrance dans le monde rendait difficile la croyance en un Dieu bienveillant.36 Il a explicitement déclaré : "Il me semble absurde de douter qu'un homme puisse être un théiste ardent et un évolutionniste". Le dogmatisme athée du mouvement néo-darwiniste actuel est une position philosophique surajoutée à la théorie scientifique, une posture de combat sociologique que Darwin, homme de doute et de compromis, n'a jamais adoptée publiquement avec une telle virulence.

Partie III : Anatomie de la Dénaturation Intellectuelle

L'analyse comparée de Descartes et de Darwin révèle que la dénaturation n'est pas un accident historique, mais une nécessité structurelle. Pour qu'une pensée devienne un mouvement, elle doit subir des transformations spécifiques. Nous pouvons mobiliser ici plusieurs cadres théoriques de la sociologie de la connaissance pour expliquer ces mécanismes.

3.1 La "Trahison Créatrice" et la Migration des Concepts

Le concept de "Trahison Créatrice", développé par Robert Escarpit, suggère que lorsqu'une œuvre ou une idée traverse des frontières (linguistiques, culturelles ou disciplinaires), elle doit être réinterprétée pour survivre.38

3.2 La Sociologie du Champ : Prophètes, Prêtres et Gardiens du Temple

Pierre Bourdieu et Max Weber offrent des outils puissants pour comprendre la structuration des mouvements.40

3.3 La Vulgate et la Canonisation : Simplifier pour Transmettre

Tout mouvement intellectuel produit une "Vulgate" 43, une version simplifiée de la doctrine destinée à la diffusion de masse.

La pensée originale est souvent trop riche et complexe pour être transmise sans perte.

3.4 Le "Retour au Fondateur" : Stratégie de Légitimation

Ironiquement, quand un mouvement devient trop sclérosé, la stratégie classique de rénovation est le "Retour au Fondateur".46

Mais comme le montre l'exemple de Marx déclarant "Je ne suis pas marxiste" 48, ce retour est souvent illusoire. On ne retourne jamais vraiment au fondateur tel qu'il était ; on construit un nouveau fondateur adapté aux besoins de la nouvelle bataille. Marx rejetait les "marxistes" français parce qu'ils étaient réductionnistes. Descartes rejetait Regius pour la même raison. Le fondateur est toujours le premier hérétique de son propre mouvement.

Conclusion Générale

Au terme de cette analyse, la réponse à la double interrogation initiale est sans appel : Darwin n'était pas darwiniste, et Descartes n'était pas cartésien.

Cette négation n'est pas une coquetterie rhétorique, mais le constat d'une loi sociologique fondamentale.

Les mouvements intellectuels agissent comme des filtres déformants. Ils récupèrent la légitimité du nom (le capital symbolique) mais rejettent souvent l'esprit de l'œuvre (l'incertitude, la nuance). La dénaturation n'est pas un échec de la transmission, c'est la condition de survie d'une idée dans le temps. Pour qu'une pensée devienne un "isme", elle doit cesser d'être le dialogue intérieur d'un homme pour devenir le dogme d'une institution. Elle doit mourir en tant que pensée vivante pour ressusciter en tant qu'idéologie.

Ainsi, étudier Darwin et Descartes aujourd'hui exige un effort d'archéologie : il faut creuser sous les sédiments du darwinisme et du cartésianisme pour retrouver, intactes et souvent surprenantes, les pensées fondatrices dans leur fragilité originelle.

Tableaux Récapitulatifs des Dénaturations

Tableau 1 : La Dénaturation de Descartes


Concept

René Descartes (Le Fondateur)

Le Cartésianisme (Le Mouvement)

Union Âme-Corps

Une "troisième notion primitive" acceptée pragmatiquement par la vie et les sens.1

Un scandale logique résolu par l'Occasionnalisme (Dieu seule cause) ou le rejet de l'âme (Matérialisme).

Animaux

Ne pensent pas (pas de langage), mais sentent (passions mécaniques). Prudence épistémologique.9

Ne sentent pas (automates insensibles). Certitude dogmatique justifiant la vivisection.8

Relation à la Physique

La physique est déduite de la métaphysique (l'arbre de la connaissance).

La physique est autonome et peut se passer de Dieu/Âme (Regius).6

Tableau 2 : La Dénaturation de Darwin


Concept

Charles Darwin (Le Fondateur)

Le Darwinisme (Le Mouvement)

Hérédité

Pangénèse : Accepte l'hérédité des caractères acquis (Lamarckisme) via les gemmules.21

Weismannisme : Rejet total du Lamarckisme. Barrière stricte Germen/Soma.24

Société

La Sympathie et les instincts sociaux prévalent sur la lutte chez l'homme civilisé.19

Darwinisme Social : La lutte pour la vie est la loi suprême ; élimination des inaptes (Spencer/Galton).

Slogan

"Sélection Naturelle" (mécanisme).

"Survivance du plus apte" (tautologie spencérienne).15

Religion

Agnosticisme hésitant ; compatible avec le théisme.36

Athéisme militant ; incompatibilité radicale (New Atheism).37

Sources des citations
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