Le Cycle de l'Uranium Retraité entre la France et la Russie : Trajet, Contrat et Dépendances
Introduction : Contexte de la Dépendance Française
La France fait face à une dépendance vis-à-vis de la Russie pour une étape cruciale du cycle du combustible nucléaire : le traitement de l'uranium de retraitement (URT). Cette relation est formalisée par un contrat signé en 2018 entre EDF et l'entreprise russe Tenex, une filiale de Rosatom. D'une valeur de 600 millions d'euros, ce contrat s'étend jusqu'en 2032.
L'objet spécifique de cet accord est la conversion et le ré-enrichissement de l'URT français. Cet URT provient du recyclage des combustibles nucléaires usés, une opération réalisée à l'usine Orano de La Hague. Pour pouvoir être réutilisé dans les réacteurs nucléaires français, l'URT doit impérativement subir ces transformations spécifiques.
Actuellement, la seule installation industrielle au monde capable d'effectuer cette conversion et ce ré-enrichissement de l'URT est située à Seversk, en Sibérie (Russie). Elle est exploitée par Tenex/Rosatom, conférant à la Russie un monopole technologique de fait dans ce domaine précis.
Il est notable que, malgré le déclenchement de la guerre en Ukraine en 2022 et les sanctions internationales qui ont suivi contre la Russie, le secteur du nucléaire civil a été largement épargné. Cela a permis la poursuite de l'exécution de ce contrat et des flux de matières nucléaires associés entre les deux pays.
Le Trajet Complexe de l'Uranium entre la France et la Sibérie
Le traitement de l'URT et le rapatriement de l'uranium réenrichi (URE) qui en résulte impliquent un parcours logistique particulièrement complexe. Ce trajet combine des transports maritimes et terrestres sur des milliers de kilomètres.
Le point de départ se situe en France, sur des sites nucléaires. L'URT est d'abord extrait des combustibles usés traités au sein de l'usine Orano de La Hague, dans la Manche. Il est ensuite préparé pour son exportation, souvent depuis des installations comme celles de Pierrelatte, dans la Drôme.
La phase de transport maritime s'effectue entre la France et le port de Saint-Pétersbourg en Russie. L'URT est conditionné dans des conteneurs spécialement conçus et sécurisés, puis chargé à bord de cargos dédiés, tels que le « Mikhail Dudin » ou le « Kapitan Lomonosov », au départ de ports français comme Le Havre ou Dunkerque. Le trajet maritime, couvrant environ 2 500 à 3 000 kilomètres, emprunte la Manche, la Mer du Nord et la Mer Baltique. Sa durée est de plusieurs jours, généralement entre 5 et 10 jours, variable en fonction des conditions météorologiques et de l'itinéraire précis.
Une fois arrivé à Saint-Pétersbourg, le transport devient terrestre. Les conteneurs sont transférés sur des convois ferroviaires. Le parcours en train, long d'environ 3 500 à 4 000 kilomètres, traverse une grande partie de la Russie, utilisant fréquemment le réseau du Transsibérien, pour atteindre la ville de Seversk, dans la région de Tomsk.
La destination finale de ce voyage est l'usine exploitée par Tenex/Rosatom à Seversk. C'est là que l'URT subit les processus de conversion et de ré-enrichissement pour devenir de l'URE. La durée de ce transport ferroviaire est également de plusieurs jours, typiquement entre 3 et 7 jours, selon les contraintes de la logistique ferroviaire russe.
Le retour de l'URE vers la France s'effectue ensuite par le même itinéraire, mais en sens inverse. L'uranium réenrichi est transporté par train de Seversk jusqu'à Saint-Pétersbourg, puis chargé sur un cargo à destination d'un port français, comme Dunkerque. Une livraison d'URE en provenance de Russie a d'ailleurs été confirmée au port de Dunkerque à la fin du mois de novembre 2022. Une fois en France, l'URE est acheminé, par train ou par camion, vers des sites industriels français, notamment dans la vallée du Rhône, où il sera utilisé pour fabriquer du combustible nucléaire neuf.
Au total, un cycle complet aller-retour de cet uranium couvre une distance considérable, estimée entre 12 000 et 16 000 kilomètres, et peut s'étaler sur plusieurs semaines.
Utilisation de l'Uranium Recyclé en France
L'application concrète de ce cycle se manifeste par l'utilisation de l'URE importé de Russie pour la fabrication de nouveau combustible nucléaire. En février 2024, EDF a marqué une étape importante en redémarrant un réacteur de la centrale nucléaire de Cruas, en Ardèche, avec une recharge constituée à 100% d'uranium recyclé. Cet événement illustre l'aboutissement opérationnel de ce processus complexe de recyclage et de retraitement.
L'objectif affiché par EDF est d'accroître la part de l'URT valorisé dans l'alimentation de son parc nucléaire. L'électricien français vise à atteindre un taux de 30% d'ici l'horizon 2030.
Controverses et Enjeux
Ce commerce d'uranium retraité entre la France et la Russie n'est pas exempt de controverses. Des organisations non gouvernementales, notamment Greenpeace, critiquent vivement ces échanges. Elles soulignent les risques inhérents au transport de matières radioactives sur de très longues distances. Elles mettent également en avant la dépendance stratégique envers la Russie, une situation jugée particulièrement problématique depuis le début de la guerre en Ukraine. L'ONG pointe aussi le rendement relativement faible du processus : moins de 10% de l'URT expédié serait effectivement transformé en URE utilisable, le reste, constitué d'uranium appauvri issu du retraitement, demeurant sur le territoire russe.
Sur le plan historique et de la transparence, il faut noter que les exportations d'URT vers la Russie avaient été interrompues en 2010, pour des raisons semble-t-il économiques et environnementales, avant de reprendre en 2021. Suite à l'invasion de l'Ukraine en février 2022, EDF a déclaré avoir mis fin aux exportations d'URT. Cependant, des importations d'URE, résultant de contrats signés antérieurement, ont bien eu lieu fin 2022. Les détails précis concernant les volumes exacts transportés et les itinéraires suivis restent souvent peu communiqués par les entreprises impliquées et les autorités compétentes.
Perspectives d'Indépendance Future
Conscients de cette dépendance technologique et stratégique, le gouvernement français et EDF envisagent désormais sérieusement la construction d'une nouvelle usine dédiée à la conversion de l'URT. Ce projet pourrait être localisé en France ou en Europe de l'Ouest. Il impliquerait potentiellement l'entreprise française Orano ainsi que l'entreprise américaine Westinghouse.
La réalisation d'un tel projet industriel d'envergure demanderait cependant un temps de développement et de construction significatif. Le délai estimé avant qu'une telle usine puisse être pleinement opérationnelle est d'environ une dizaine d'années.
Conclusion
Le contrat actuel liant EDF à Tenex/Rosatom joue un rôle central dans la stratégie française de recyclage du combustible nucléaire, car il permet de valoriser l'URT issu des centrales françaises. Néanmoins, cet accord maintient une dépendance technologique notable vis-à-vis de la Russie, prévue pour durer au moins jusqu'en 2032. Face à cette situation et au contexte géopolitique tendu, la France explore activement des solutions pour, à terme, rapatrier cette capacité industrielle jugée stratégique sur son territoire ou en Europe.
Références :
- [1] https://www.revolution-energetique.com/actus/cette-centrale-nucleaire-francaise-a-ete-alimentee-avec-de-luranium-recycle-pour-la-premiere-fois/
- [2] https://www.latribune.fr/climat/energie-environnement/nucleaire-apres-la-russie-la-france-envisage-serieusement-de-construire-un-site-de-conversion-et-d-enrichissement-de-l-uranium-de-retraitement-994123.html
- [3] https://www.lalsace.fr/economie/2024/03/29/vers-la-construction-en-france-d-une-usine-de-conversion-de-l-uranium-retraite
- [4] https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/03/28/nucleaire-le-gouvernement-envisage-de-construire-une-usine-de-conversion-de-l-uranium-de-retraitement-en-france_6224724_3244.html
- [5] https://reporterre.net/Uranium-de-retraitement-bientot-une-usine-francaise-pour-se-passer-de-la-Russie
- [6] https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/12/03/nucleaire-edf-a-recu-une-livraison-d-uranium-de-retraitement-enrichi-en-provenance-de-russie_6152763_3234.html
- [7] https://www.leparisien.fr/economie/nucleaire-letat-etudie-la-construction-en-france-dune-usine-de-conversion-de-luranium-retraite-29-03-2024-ZCIF7ISMEBF3TAH4AIWHYVVXR4.php
- [8] https://www.greenpeace.fr/espace-presse/nucleaire-letat-francais-via-edf-verse-des-centaines-de-millions-deuros-a-lentreprise-russe-rosatom/