La Connexion Sibérienne de la France : Les Liens du Combustible Nucléaire avec la Russie Persistent Introduction : Le Paradoxe Nucléaire
Dans un contexte de tensions géopolitiques exacerbées depuis l'invasion russe de l'Ukraine, la France, fervente défenseure de la souveraineté européenne, maintient un lien critique et controversé avec le géant nucléaire d'État russe, Rosatom. Cette connexion, souvent méconnue du grand public, se situe au cœur du cycle complexe du combustible nucléaire, un domaine où les impératifs technologiques, économiques et stratégiques s'entremêlent. Alors que les sanctions occidentales ont frappé durement les secteurs pétrolier et gazier russes, le commerce nucléaire, lui, continue largement sous les radars, soulevant des questions inconfortables sur la cohérence des politiques et la persistance des dépendances.
Au centre de cette relation se trouvent des affirmations persistantes et des interrogations légitimes : l'entreprise russe Tenex, filiale de Rosatom, fournit-elle à la France de l'uranium enrichi issu du retraitement des combustibles usés français (connu sous le nom d'URT - Uranium de Retraitement)? Ce combustible spécifique est-il destiné à la centrale nucléaire de Civaux, comme certaines allégations le suggèrent? Et les installations industrielles capables de réaliser cette transformation délicate sont-elles effectivement localisées exclusivement en Sibérie, dans le complexe de Seversk, anciennement connu sous le nom de Tomsk-7? [User Query]
Ce rapport vise à démêler les fils de cette relation complexe. En s'appuyant sur des rapports industriels, des déclarations officielles, des documents contractuels et les conclusions d'enquêtes menées par des organisations non gouvernementales, nous allons disséquer les aspects techniques, contractuels et géopolitiques de ce commerce. L'objectif est de vérifier la nature exacte du combustible fourni, les termes des accords entre EDF et Tenex, la localisation et l'unicité des installations russes impliquées, la destination réelle du combustible en France, et les implications stratégiques de ces flux qui perdurent malgré le conflit ukrainien. Il s'agit de séparer les faits avérés des spéculations pour offrir une image claire de la situation.
Décryptage des Ambitions Françaises de Recyclage Nucléaire : Le Rôle de l'URT
Au cœur de la stratégie énergétique française se trouve le concept de "cycle fermé" du combustible nucléaire, une approche visant à maximiser l'utilisation des matières nucléaires et à minimiser les déchets ultimes. L'Uranium de Retraitement (URT), ou Reprocessed Uranium (RepU) en anglais, est un élément clé de cette stratégie. Il s'agit de l'uranium récupéré lors du traitement des combustibles nucléaires usés, une opération réalisée en France principalement dans l'usine Orano de La Hague. Ce retraitement permet de séparer les différents composants du combustible irradié : environ 95% de la masse est constituée d'uranium (l'URT), environ 1% de plutonium (recyclé sous forme de combustible MOX), et les 4% restants sont des produits de fission et des actinides mineurs considérés comme des déchets ultimes.
Contrairement à une idée reçue, l'URT n'est pas un déchet au sens réglementaire français. Il contient encore une proportion d'isotope fissile, l'$^{235}$U, de l'ordre de 0,9% à 1%, ce qui est légèrement supérieur à la teneur de l'uranium naturel (environ 0,71%). Cette caractéristique en fait une matière valorisable, une ressource potentielle pour fabriquer de nouveaux combustibles. Cependant, pour être utilisé dans les réacteurs actuels, cet URT doit subir deux étapes industrielles supplémentaires : la conversion en hexafluorure d'uranium (UF$_6$), une forme gazeuse, puis le ré-enrichissement pour augmenter sa teneur en $^{235}$U jusqu'au niveau requis pour le combustible neuf (généralement entre 3% et 5%). Le produit final est appelé Uranium de Retraitement Enrichi (URE).
L'utilisation de l'URE s'inscrit dans la politique française de longue date (initiée dans les années 1980) visant à optimiser l'utilisation des ressources uranifères et à réduire le volume et la radiotoxicité des déchets nucléaires finaux. En réutilisant l'URT, la France cherche à économiser l'uranium naturel extrait des mines. Combiné à l'utilisation du combustible MOX (issu du plutonium recyclé), le recyclage de l'URT permettrait à terme de réduire la consommation d'uranium naturel d'environ 15% à 25%. C'est un pilier de l'argumentaire sur l'"économie circulaire" dans le secteur nucléaire français.
L'électricien national EDF a déjà utilisé du combustible URE par le passé. De 1994 à 2013, quatre réacteurs de la centrale nucléaire de Cruas-Meysse (Ardèche) ont fonctionné en partie avec ce type de combustible recyclé. Cette première phase a permis de recycler environ 4 000 tonnes d'URT, économisant une quantité équivalente d'uranium naturel. Cependant, en 2013, EDF a suspendu l'utilisation de l'URE. Officiellement, cette suspension était liée à la nécessité de définir un nouveau schéma industriel et potentiellement à des questions concernant le traitement des effluents issus du processus de conversion/enrichissement en Russie. Des sources industrielles et des analyses suggèrent également que la chute des prix de l'uranium naturel sur le marché mondial à cette époque a rendu l'URE économiquement moins compétitif, contribuant à la décision de suspendre la filière.
Malgré cette interruption, la volonté stratégique de recycler l'URT n'a pas disparu. En 2018, EDF a pris la décision de relancer la filière URE, visant une reprise des chargements en réacteur à l'horizon 2023. Cette décision s'est concrétisée malgré le contexte géopolitique dégradé. Une première livraison d'URE, issue du traitement de l'URT français en Russie, est arrivée en France fin 2022, marquant la reprise effective des flux après une décennie d'interruption. En février 2024, le réacteur numéro 2 de la centrale de Cruas-Meysse a redémarré après avoir été rechargé avec ce combustible URE "totalement recyclé". EDF ambitionne désormais d'utiliser l'URE dans les quatre réacteurs de 900 MW de Cruas, puis d'étendre son utilisation à certains réacteurs de 1300 MW à partir de 2027 ou 2028. L'objectif affiché est que les matières recyclées (MOX et URE) couvrent plus de 20%, voire 30% des besoins annuels en combustible du parc nucléaire français d'ici 2030.
La persistance de cet objectif de recyclage, malgré les obstacles économiques passés et les tensions géopolitiques actuelles, suggère une forte dimension stratégique. La décision de relancer la filière URE en 2018 et de la maintenir après l'invasion de l'Ukraine en 2022 indique que les bénéfices perçus en termes d'économie de ressources naturelles et de gestion des matières nucléaires à long terme priment, pour EDF et l'État français, sur les considérations purement économiques de court terme ou les difficultés diplomatiques. C'est un pari sur la durabilité et l'autonomie future du cycle du combustible, même si cela implique de maintenir des liens controversés dans le présent.
La Connexion Russe : EDF, Orano et le Contrat Tenex
La mise en œuvre de la stratégie française de recyclage de l'URT repose sur une chaîne logistique et industrielle complexe impliquant plusieurs acteurs clés, dont Orano en France et Tenex en Russie. Orano joue un rôle essentiel en amont : après utilisation dans les réacteurs d'EDF, le combustible usé est transporté vers l'usine de La Hague pour y être retraité. C'est là que l'URT est séparé du plutonium et des produits de fission. Cet URT, sous forme d'oxyde (U$_3$O$_8$), est ensuite conditionné et entreposé sur le site Orano du Tricastin (Drôme). La France dispose ainsi d'un stock stratégique important d'URT, estimé à environ 34 100 tonnes fin 2020, dont environ 25 000 tonnes appartiennent à EDF. Ce stock s'accroît chaque année avec la poursuite des opérations de retraitement.
Pour transformer cet URT stocké en combustible URE utilisable, EDF a dû trouver un partenaire industriel capable de réaliser les étapes de conversion et de ré-enrichissement. C'est dans ce contexte qu'un contrat crucial a été signé en 2018 entre EDF et Tenex (Techsnabexport), une filiale de la corporation d'État russe Rosatom. Ce contrat pluriannuel, qui devrait courir jusqu'en 2032, porte spécifiquement sur la conversion de l'URT français en UF$_6$ et son ré-enrichissement en $^{235}$U dans les installations russes. La valeur de ce contrat est significative, une source mentionnant un montant de 600 millions d'euros, tandis qu'une autre évoque un contrat d'un milliard de dollars dans le contexte plus large du potentiel de retraitement de l'uranium régénéré. C'est cet accord qui a permis à EDF de relancer la filière URE et d'alimenter à nouveau la centrale de Cruas avec du combustible recyclé.
La logistique de ce contrat implique des flux transnationaux de matières nucléaires. L'URT appartenant à EDF est expédié depuis la France, via des ports comme Le Havre ou Dunkerque, vers la Russie pour y être traité. Une fois converti et enrichi, l'URE résultant est ensuite renvoyé en France pour être transformé en assemblages combustibles et chargé dans les réacteurs de Cruas. Ces transports, bien que légaux car le secteur nucléaire n'est pas sous sanctions directes, ont attiré l'attention et les critiques d'organisations environnementales.
Il est important de distinguer ce contrat de service entre EDF et Tenex (où l'URT reste propriété d'EDF et revient en France sous forme d'URE) d'une autre transaction intervenue récemment. Entre fin 2020 et septembre 2022, Orano a conclu et exécuté un contrat distinct avec Rosatom pour la vente de 1 150 tonnes d'URT provenant de ses propres stocks. Dans ce cas précis, l'URT français a été converti et enrichi en Russie pour être utilisé comme combustible dans les réacteurs russes, et non pour revenir en France. Ce contrat Orano-Rosatom est désormais soldé.
L'existence de ces deux flux parallèles d'URT vers la Russie – l'un pour le compte d'EDF dans le cadre d'un service de transformation, l'autre via une vente directe par Orano – révèle la complexité des interactions commerciales franco-russes dans le domaine nucléaire. Cela montre qu'au-delà de la dépendance d'EDF pour un service spécifique (la conversion/enrichissement de son URT), Orano a également vu une opportunité de valoriser une partie de son propre stock d'URT en le vendant à Rosatom pour le marché russe. Ces stratégies distinctes – sécurisation d'un service pour EDF, monétisation d'un actif pour Orano – soulignent les multiples facettes de cette relation, où les besoins industriels français et les capacités russes se rencontrent de différentes manières, pour des finalités distinctes.
Voyage en Sibérie : Localisation du Centre de Traitement à Seversk
L'étape cruciale de transformation de l'URT français en URE, mandatée par EDF dans le cadre de son contrat avec Tenex, s'effectue loin de la France, au cœur de la Sibérie. Les opérations de conversion et de ré-enrichissement sont réalisées au sein du Combinat Chimique Sibérien (Siberian Chemical Combine - SKhK), un vaste complexe nucléaire situé dans la ville fermée de Seversk, dans l'oblast (région) de Tomsk. Seversk, qui portait le nom de code "Tomsk-7" durant l'ère soviétique, est l'un des centres névralgiques de l'industrie nucléaire russe.
Le complexe SKhK de Seversk a une longue histoire, intimement liée au programme nucléaire militaire soviétique. Créé en 1953, il a joué un rôle majeur dans la production de plutonium et d'uranium hautement enrichi (HEU) pour les armes nucléaires. Bien que la production de matières fissiles militaires y ait cessé (le dernier réacteur de production de plutonium a été arrêté en 2008), SKhK reste un site majeur de Rosatom pour diverses activités du cycle du combustible nucléaire civil. Ses installations actuelles comprennent des capacités d'enrichissement d'uranium (y compris pour l'uranium de retraitement destiné à des clients étrangers), de conversion, d'entreposage de matières fissiles et de gestion des déchets radioactifs. Le site produit également de l'électricité et de la chaleur pour la région.
Cependant, l'histoire de Seversk est également marquée par des préoccupations environnementales et de sûreté. Le site a connu l'un des accidents nucléaires les plus graves de l'histoire russe en avril 1993, lorsqu'une explosion dans une installation de retraitement a libéré des quantités significatives de radioactivité dans l'environnement, contaminant une vaste zone. Des rapports d'ONG comme Bellona et Greenpeace ont également documenté des décennies de pratiques controversées de gestion des déchets, notamment l'injection souterraine de déchets radioactifs liquides de faible et moyenne activité – plus de 30 millions de mètres cubes selon certaines estimations – et des fuites potentielles. Greenpeace a aussi exprimé des inquiétudes concernant l'entreposage à ciel ouvert de fûts contenant de l'URT sur le site, sans garanties suffisantes contre leur dégradation.
Consciente de ces enjeux, EDF a affirmé avoir inclus dans son contrat de 2018 avec Tenex des exigences environnementales strictes, notamment concernant le traitement des effluents, ainsi qu'un droit d'audit des installations de Seversk par ses propres équipes. Néanmoins, la nature même de Seversk en tant que ville fermée, dont l'accès est strictement contrôlé, rend la vérification indépendante de ces clauses particulièrement difficile, surtout dans le climat géopolitique actuel.
Cette situation crée ce que l'on pourrait appeler un risque de "boîte noire". En confiant une étape clé de son cycle de combustible à une installation située dans une zone à accès restreint en Russie, avec un historique environnemental documenté et une transparence limitée, EDF et la France s'exposent à des incertitudes. La capacité à vérifier de manière indépendante et continue le respect des normes environnementales et de sûreté stipulées contractuellement est intrinsèquement limitée. Cela représente non seulement un risque potentiel pour l'environnement, mais aussi un risque réputationnel pour l'industrie nucléaire française, dépendante d'un maillon sibérien sur lequel elle n'a qu'un contrôle indirect et difficilement vérifiable.
Le Rôle Unique de la Russie : Un Monopole sur la Conversion de l'URT?
La dépendance de la France envers la Russie pour le traitement de son URT ne découle pas d'une incapacité générale à maîtriser les technologies du cycle du combustible, mais d'un manque très spécifique dans sa chaîne industrielle. Le goulot d'étranglement technique réside précisément dans l'étape de conversion de l'URT. Après le retraitement à La Hague, l'URT se présente généralement sous forme d'oxyde (U$_3$O$_8$) ou de nitrate d'uranyle. Pour pouvoir être enrichi, il doit impérativement être transformé en hexafluorure d'uranium (UF$_6$), une forme gazeuse stable adaptée aux procédés d'enrichissement comme la centrifugation ou la diffusion gazeuse.
Or, de multiples sources concordantes, issues de l'industrie, d'organismes officiels et d'ONG, indiquent que la Russie, via les installations de Rosatom/Tenex à Seversk, est actuellement le seul acteur au monde à disposer et à opérer une usine de conversion d'URT à l'échelle industrielle pour des clients étrangers comme EDF. C'est cette capacité unique qui rend le recours à Tenex incontournable pour EDF dans le cadre de sa stratégie actuelle de recyclage.
Cette situation contraste avec les capacités industrielles françaises dans les autres segments du cycle. La France, via Orano, maîtrise parfaitement :
- La conversion de l'uranium naturel (concentré "yellowcake" issu des mines) en UF$_6$. Cette opération est réalisée dans les usines Comurhex de Malvési (Aude) et Philippe Coste sur le site du Tricastin (Drôme).
- L'enrichissement de l'uranium, y compris l'URT (une fois converti en UF$_6$). L'usine Georges Besse II (GBII) d'Orano au Tricastin, utilisant la technologie moderne de centrifugation, dispose de modules spécifiquement conçus et autorisés pour enrichir l'URT.
- La fabrication des assemblages combustibles URE. Une fois l'URE (UF$_6$ enrichi) produit (actuellement en Russie), il est renvoyé en France et transformé en pastilles d'oxyde (UO$_2$) puis en assemblages combustibles finaux dans l'usine Framatome (anciennement FBFC) de Romans-sur-Isère.
Le maillon manquant est donc spécifiquement l'installation industrielle de conversion de l'URT. Pourquoi Orano ne dispose-t-elle pas de cette capacité? La conversion de l'URT est techniquement plus complexe que celle de l'uranium naturel. L'URT contient non seulement de l'$^{235}Uetdel′^{238}U,maisaussid′autresisotopesformeˊsdanslereˊacteur,commel′^{236}U(un"poisonneutronique"quiabsorbelesneutronssansfissionneretestdifficileaˋseˊparerdel′^{235}U),l′^{234}U,etdestracesd′^{232}$U (dont les produits de désintégration émettent des rayonnements gamma pénétrants, compliquant la manipulation et la radioprotection). Il contient également des traces infimes d'autres éléments comme le neptunium ou le plutonium qui n'auraient pas été parfaitement séparés lors du retraitement. Ces caractéristiques isotopiques et chimiques exigent des procédés de purification et de conversion différents de ceux utilisés pour l'uranium naturel, ainsi que des mesures de radioprotection renforcées et des précautions spécifiques pour éviter la contamination des équipements. La construction d'un atelier dédié à la conversion de l'URT représente donc un investissement industriel et technologique spécifique.
Historiquement, d'autres acteurs comme Urenco (consortium germano-britannico-néerlandais) ont également eu des capacités d'enrichissement d'URT, mais c'est bien la Russie qui est systématiquement citée aujourd'hui comme détenant l'unique capacité de conversion industrielle accessible à EDF.
Cette dépendance très ciblée soulève une question : est-elle le fruit d'un choix industriel délibéré fait par la France il y a des années, peut-être en jugeant le marché de l'URE trop limité ou la technologie de conversion trop complexe et coûteuse à développer nationalement? Ou est-ce le résultat d'une forme de "dépendance de sentier" (path dependency), où le recours initial à la solution russe, peut-être pour des raisons économiques ou de disponibilité, a fini par solidifier le rôle de niche de la Russie, décourageant l'investissement dans une alternative française? Quelle que soit son origine, cette dépendance est désormais clairement perçue comme une vulnérabilité stratégique majeure, comme en témoigne la volonté affichée par la France de se doter de sa propre capacité de conversion d'URT à moyen terme.
Le tableau suivant résume les capacités respectives de la France et de la Russie concernant les étapes clés du traitement de l'URT :
Capacité |
France (Orano / Framatome) |
Russie (Rosatom/Tenex - Seversk) |
Notes |
Retraitement (production URT) |
Oui (La Hague) |
Oui (ex: Mayak, SKhK) |
L'URT français provient de La Hague. |
Stockage URT |
Oui (Tricastin) |
Oui (Seversk) |
D'importants stocks sont détenus en France. |
Conversion URT (oxyde/nitrate -> UF$_6$) |
Non (échelle industrielle) |
Oui |
La dépendance clé pour EDF. |
Enrichissement URT (UF$_6$ -> URE) |
Oui (GBII, Tricastin) |
Oui (Seversk) |
Les deux pays ont la capacité (nécessite UF$_6$ en entrée). |
Fabrication Combustible URE |
Oui (Romans-sur-Isère) |
Oui (ex: MSZ Elemash) |
Le combustible URE pour Cruas est fabriqué en France à partir d'URE enrichi en Russie. |
Ce tableau met en évidence le rôle très spécifique mais critique de la Russie dans la chaîne de valeur de l'URE pour la France : celui de la conversion.
Vérification de la Destination : Cruas, et Non Civaux
L'une des affirmations spécifiques à vérifier concernait la destination finale du combustible URE traité en Russie : la centrale nucléaire de Civaux (Vienne). Cependant, l'analyse des informations disponibles contredit formellement cette affirmation [User Query].
De manière constante et répétée, les sources documentaires – communiqués d'EDF, articles de presse spécialisée, rapports d'ONG, documents d'analyse industrielle – pointent vers une autre destination : la centrale nucléaire de Cruas-Meysse, située en Ardèche, sur les bords du Rhône. C'est cette centrale qui a historiquement utilisé l'URE entre 1994 et 2013, et c'est elle qui est au centre du programme de relance de la filière depuis 2018. Le redémarrage très médiatisé de février 2024 avec la "première recharge d'uranium totalement recyclée" concernait explicitement le réacteur numéro 2 de la centrale de Cruas. Les plans futurs d'EDF prévoient d'étendre l'utilisation de l'URE aux quatre réacteurs de 900 MW de Cruas avant d'envisager d'autres paliers de puissance.
La centrale de Civaux, quant à elle, a fait l'objet d'une actualité récente, mais dans un tout autre domaine. En mars 2024, EDF a annoncé avoir été sollicitée par l'État français pour étudier la faisabilité de la mise en place d'un "service d'irradiation" à la centrale de Civaux, en appui au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Ce type de service consiste à utiliser le flux de neutrons du réacteur pour irradier des matériaux spécifiques, potentiellement pour produire des isotopes médicaux ou réaliser des tests de matériaux pour la recherche, mais cela n'a aucun lien avec l'approvisionnement en combustible URE issu de Russie.
Il apparaît donc clairement que l'affirmation liant la fourniture d'URE par Tenex à la centrale de Civaux est incorrecte. Le combustible recyclé via la filière russe est destiné et utilisé à Cruas.
Cette confusion sur la destination finale du combustible met en lumière un phénomène potentiellement plus large : la complexité et l'opacité relative des flux de matières nucléaires peuvent facilement engendrer des erreurs ou des approximations dans le débat public. Que cette erreur provienne d'une simple méprise ou d'une désinformation délibérée, elle souligne la nécessité d'une information précise et vérifiée lorsqu'on aborde ces sujets sensibles. Différentes centrales nucléaires françaises sont impliquées dans des programmes variés (Cruas pour l'URE, Civaux pour une étude d'irradiation CEA, d'autres pour le combustible MOX, etc.), et il est crucial de ne pas les confondre pour comprendre correctement les enjeux industriels et stratégiques.
Sur la Corde Raide Géopolitique : Dépendance, Controverse et Avenir
La poursuite du commerce nucléaire entre la France et la Russie, en particulier les flux liés à l'URT et à l'enrichissement, dans le contexte de la guerre en Ukraine, est devenue une source majeure de controverse et de critiques. Des organisations non gouvernementales, Greenpeace en tête, dénoncent vigoureusement ces échanges, les qualifiant de "scandaleux". Elles accusent la France de faire preuve de "deux poids, deux mesures" en maintenant des liens commerciaux lucratifs avec Rosatom, une entreprise d'État russe impliquée dans le complexe militaro-industriel et directement associée à la prise de contrôle de la centrale ukrainienne de Zaporijjia, tout en affichant par ailleurs son soutien à l'Ukraine. Ces critiques estiment que ces contrats contribuent indirectement à financer l'effort de guerre russe et appellent à leur résiliation immédiate. Les arrivées de cargaisons d'uranium russe dans les ports français, comme Dunkerque, ont d'ailleurs donné lieu à des actions de protestation.
Face à ces accusations, la position de l'industrie nucléaire française (EDF, Orano) et des organismes qui la soutiennent (comme la Société Française d'Énergie Nucléaire - Sfen) est de souligner que le secteur nucléaire civil n'est pas, à ce jour, visé par les sanctions économiques européennes ou internationales imposées à la Russie. Ils insistent sur la légalité des contrats en cours, dont la plupart ont été signés bien avant l'invasion de 2022. Ils mettent en avant les objectifs stratégiques de long terme de la France en matière de gestion des ressources et des déchets nucléaires, que le recyclage de l'URT permet de servir. Ils arguent également de la complexité des chaînes d'approvisionnement nucléaires mondiales et de la difficulté à remplacer rapidement certains fournisseurs ou services spécifiques comme ceux offerts par la Russie. Certains commentateurs suggèrent que la France adopte une approche pragmatique, d'autant que d'autres pays européens, comme la Hongrie, opposent un veto à l'extension des sanctions au secteur nucléaire russe. L'industrie tend aussi à relativiser l'ampleur de la dépendance globale vis-à-vis de la Russie, tout en reconnaissant le point critique spécifique de la conversion de l'URT.
Quelle est l'étendue réelle de cette dépendance? Si la France bénéficie d'une diversification de ses sources d'approvisionnement en uranium naturel (Kazakhstan, Niger, Canada, Australie, Ouzbékistan étant des fournisseurs majeurs, bien que la part kazakhe et ouzbèke puisse elle-même induire une dépendance indirecte via les routes de transport contrôlées par la Russie) et dispose de sa propre capacité d'enrichissement (Orano GBII), la dépendance vis-à-vis de la Russie est effectivement aiguë et quasi-totale pour l'étape spécifique de la conversion de l'URT. Par ailleurs, la Russie reste un acteur majeur sur le marché mondial des services d'enrichissement en général, fournissant une part significative des besoins de l'Union Européenne et des États-Unis. Des analyses suggèrent même que les importations françaises d'uranium enrichi russe (ce qui pourrait inclure l'URE mais aussi de l'uranium enrichi à partir de matière naturelle) auraient augmenté après l'invasion de l'Ukraine, la France servant potentiellement de débouché pour des volumes russes refusés par d'autres clients occidentaux.
Consciente des risques induits par cette situation, la France s'est engagée sur la voie de la diversification et de la reconquête de sa souveraineté sur ce maillon manquant. Le gouvernement français "examine sérieusement", sous l'égide du Conseil de Politique Nucléaire, l'option de construire une installation industrielle de conversion de l'URT sur le territoire national. EDF, de son côté, est en discussion avec plusieurs partenaires industriels potentiels, dont Orano mais aussi l'américain Westinghouse, pour développer une solution alternative en France ou en Europe de l'Ouest, avec un horizon visé autour de 2030. Orano a confirmé qu'elle pourrait techniquement construire un tel atelier, mais souligne que cela nécessiterait des engagements contractuels fermes de la part d'EDF et prendrait entre sept et dix ans, compte tenu des délais réglementaires et de construction pour une nouvelle installation nucléaire en France.
Cette mobilisation actuelle pour développer une alternative à la conversion russe de l'URT met en lumière l'ombre portée des choix industriels passés. Le fait de devoir aujourd'hui lancer un effort industriel et financier conséquent, qui prendra près d'une décennie pour aboutir, afin de se défaire d'une dépendance spécifique, illustre comment des décisions (ou des non-décisions) prises antérieurement – peut-être jugées économiquement rationnelles ou techniquement commodes à l'époque – ont créé une vulnérabilité stratégique durable. La dépendance de la France envers la Sibérie pour une étape clé de son recyclage nucléaire est un exemple frappant de la manière dont les stratégies industrielles, ou leur absence, peuvent avoir des conséquences géopolitiques profondes et de long terme, obligeant aujourd'hui à un effort coûteux et complexe pour regagner une marge de manœuvre perdue.
Conclusion : Démêler les Fils
Au terme de cette investigation, il est possible de répondre avec précision aux questions initiales concernant les liens complexes entre la France et la Russie dans le domaine du combustible nucléaire recyclé. Les faits établis permettent de confirmer certaines affirmations tout en en réfutant d'autres :
- Oui, l'entreprise russe Tenex, filiale de Rosatom, traite bien de l'Uranium de Retraitement (URT) appartenant à l'électricien français EDF, en vertu d'un contrat signé en 2018.
- Oui, ce traitement comprend les étapes industrielles de conversion de l'URT en hexafluorure d'uranium (UF$_6$) et de son ré-enrichissement pour produire de l'Uranium de Retraitement Enrichi (URE).
- Oui, ces opérations sont exclusivement réalisées dans les installations du Combinat Chimique Sibérien (SKhK) situées à Seversk (anciennement Tomsk-7), en Sibérie.
- Oui, la Russie détient actuellement une capacité industrielle unique au monde pour réaliser l'étape cruciale de conversion de l'URT pour des clients étrangers comme EDF, ce qui constitue le cœur de la dépendance française dans cette filière spécifique.
La persistance de la dépendance française envers la Russie pour une étape technique indispensable à sa stratégie de recyclage nucléaire illustre l'interaction complexe entre des politiques industrielles de long terme, des objectifs de gestion durable des ressources et des matières nucléaires, et les réalités géopolitiques immédiates. Bien que légalement autorisée car échappant aux sanctions actuelles, et techniquement nécessaire en l'absence d'alternative industrielle immédiate, la "connexion sibérienne" demeure un symbole frappant des dépendances qui subsistent entre l'Europe et la Russie dans des domaines stratégiques, même dans un monde fracturé par la guerre.
La volonté désormais affichée par la France de développer une capacité nationale ou européenne de conversion de l'URT marque un changement stratégique clair, motivé par la nécessité de réduire cette vulnérabilité. Cependant, la réalisation de cette ambition prendra du temps et nécessitera des investissements importants. Atteindre une souveraineté complète sur cette partie spécifique du cycle du combustible reste un défi pour les années à venir. L'histoire de l'URT français est, en miniature, celle des choix difficiles auxquels les nations sont confrontées pour équilibrer sécurité d'approvisionnement énergétique, pragmatisme économique, objectifs environnementaux et alignement géopolitique.